FOHLA MOUFTAOU, ENTREPREUNEUR, DIRIGEANT DE GREEN KEEPER AFRIKA AU BENIN

En Afrique le défi de durabilité est l'affaire des PME/PMI ! A elles de se faire contaminer par une nouvelle manière de diriger, de collaborer, de gagner, de produire sans nuire, de réaliser pleinement leur rôle dans la création du bien-être et de l’avenir pour l'ensemble de la nation

lls-elles ont créé des entreprises à impact positif, pilotent la responsabilité sociétale dans leur société, forment aux pratiques respectueuses du vivant, organisent la réflexion et la coopération. Ce sont les acteurs de l'économie positive en Afrique et nous sommes heureux de leur donner la parole.

Une interview réalisée en partenariat avec RSE&PED dans le cadre de la 5ème journée connectée.

AGADD - Le prochain défi de Green Keeper Africa, la société que vous dirigez au Bénin, est d'apporter une solution aux déversements d'huiles moteur usagées dans les espaces publics. Cette pratique très polluante est si répandue en Afrique que sa maîtrise semble presque hors de portée. Peut-on dire que cette mission illustre particulièrement la raison d’être de votre entreprise ? 

Fohla Mouftaou : Elle est emblématique de notre raison d’être à plus d’un titre. Notre vision est de contribuer à relever les défis du continent, de jouer notre part dans l’atteinte d’un mieux-être pour tous qui passe par d'importantes améliorations sociales, économiques et du cadre de vie.

Ces objectifs sont partagés, avec différentes approches et visions, par de très nombreux acteurs. Mais la grande différence de l’approche de GKA est que nous visons souvent des défis compliqués, ceux qui nécessitent des partenariats nombreux, ceux pour lesquels la rentabilité semble a priori impossible. La jacinthe d’eau comme matière première pour dépolluer ? Combien de fois nous a-t-on dit que cela ne pouvait pas être rentable ! Pourtant nous y sommes allés, parce qu’il fallait trouver une solution.

Alors le cas des huiles moteur usagées… pas un sujet très sexy, beaucoup d’échecs de par le monde, des difficultés techniques, logistiques, culturelles même selon certains ! Mais nous avons développé au cours des années une vraie expertise sur le sujet des pollutions industrielles et le corollaire de cela est que nous ne pouvons plus détourner le regard du risque lié à l’absence de gestion des huiles usagées. Je pense qu’une entreprise sociale c’est aussi cela, façonner un modèle économique dans un secteur qui a priori n’intéressera jamais une entreprise classique et trop complexe pour une ONG ou une association.

AGADD : Tout en développant son produit phare, GKA a mené des actions à visée sociale : l'entreprise fédère aujourd'hui des groupements de femmes, un incubateur de jeunes pousses et un groupe d'entreprises intéressées par la RSE. Quelle est votre vision d'entrepreneur sur cette approche ?

Fohla Mouftaou : On ne peut réussir durablement quand on réussit seul. Le succès ne m’intéresse réellement que lorsque qu’il est partagé largement et crée dans son sillage une série d’effets positifs en cascade et dans toutes les directions : impact vertical, horizontal, ou diagonal lorsqu’il est entre les deux premiers. Je crois que ma vision c’est cela et de ce fait des projets a priori très différents viennent se fondre dans notre action. Parfois c’est un peu le grand écart, mais ce n’est pas grave, cela nous met au défi de trouver, au moins pour un temps, des synergies.

J’aime beaucoup le principe des effets en domino, un jour on en pousse un et puis il suffit de garder les yeux ouverts sur les chemins qui s’ouvrent parfois assez loin de l’idée de départ.

Rester ouvert, rester curieux, partager le succès. Hélas partager l’échec est plus difficile, en général on se retrouve plus isolé. Pour cette raison il faut savoir se raisonner, trouver le bon équilibre entre pragmatisme et rêve, ne pas aller dans tous les sens sans y être préparé, pour préserver ce qui existe déjà.

FOHLA MOUFTAOU, ENTREPREUNEUR, DIRIGEANT DE GREEN KEEPER AFRIKA AU BENIN

AGADD : En Afrique l'économie sociale et solidaire est encore peu connue des institutions et des investisseurs. Quel parcours et quelles motivations personnelles vous y ont amenés ? Avez-vous été inspiré par des acteurs particuliers ? 

Fohla Mouftaou : En effet, elle est trop peu connue ou mal comprise, alors qu’en Afrique plus qu’ailleurs, elle est vitale et devrait être le modèle le plus répandu. Un  « boom » d’entreprises du  « consommer local », c’est ce que tout le monde recherche ; mais si le « consommer local » n’est ni social ni solidaire, l’impact macroéconomique sera faible. Or, les besoins sont énormes dans de nombreux secteurs comme l’accès à la santé, l’agriculture nourricière et sa transformation, les services aux ruraux, le développement durable des villes, etc... Imaginons une multiplication d’entreprises sociales et solidaires dans tous ces secteurs ! La différence serait tellement plus importante, la richesse mieux partagée et les fondations plus solides pour porter un futur qui nous montre déjà toute une série de défis démographique, climatique, sécuritaire, sanitaire…

Cette économie sociale et solidaire, finalement je la vise depuis mon choix de carrière : à 17 ans, je voulais être médecin alors que je n’avais guère d’attirance pour les aspects scientifiques de cette profession, je n’étais attiré que par le rôle social du médecin dans la société, qui est fondamental. Nous le savons tous, c’est quand la santé prend un coup qu’on prend conscience de notre condition, il est alors bon de croiser des médecins humains, à l’écoute, empathiques. Cela devait être ma contribution. Mais, comme je le disais plus haut, c’est l’effet domino ! A 17 ans on entre en fac de médecine pour s’occuper des patients psychiatriques, finalement on y découvre la médecine dans toutes ses dimensions, on part en mission dans des contrées inconnues, on apprend la complexité des systèmes sociaux et culturels, la guerre aussi, chaque rencontre et chaque épreuve fait tomber les dominos un peu plus loin. Les uns après les autres… jusqu’au retour au Bénin, l’entreprise que nous lançons pour créer de la valeur là où on n’en voit plus. C’est une longue chaine d’évènements, ce n’est pas un choix à un moment donné.

Sur ce chemin entrepreneurial il y a bien sûr des personnes qui m’ont inspiré, d’autres avec qui nous avons façonné le chemin de l’entrepreneuriat solidaire au Bénin. Mais si je devais citer une personne je citerais Michel Pernot Du Breuil, ancien directeur de SENS France, qui savait si bien expliquer et inspirer comment on pouvait être à la fois 100% entrepreneur et 100% solidaire.

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AGADD : Avez-vous développé des pratiques innovantes dans la gouvernance et le management de l'entreprise ? Quel partage de la vision, du pouvoir et de la valeur avec les équipes ou avec les autres acteurs impliqués ?

Fohla Mouftaou : En fait je ne pense pas que cela se soit passé dans ce sens-là. Nous avons tous des valeurs, des manières de nous adresser aux gens, de remercier. Nos valeurs en dehors de l’entreprise, c’est celles que nous amenons dans l’entreprise. Cela se met en place assez naturellement, au moins dans les grandes lignes.

L'expression des valeurs du dirigeant s’expriment dans sa manière de recruter, puis dans les relations avec l’équipe, la volonté d’ « empowerment », le désir de faire confiance. Une culture d’entreprise s’est installée naturellement et progressivement au sein de GKA sans que je ne m’en rende compte. C’est seulement par la suite que j’ai eu à me former et à lire les méthodes pour développer une culture d’entreprise en tant que telle. Ces lectures ne m’ont donc pas aidé dans la création, elles m’ont aidé à entretenir l’existant voire à l’améliorer. Il en va de même avec tous les aspects de votre question, on construit forcément notre vision au contact et avec les forces des intervenants, on partage la vision quand elle devient limpide : elle entre d’autant plus facilement en résonnance avec tous les collaborateurs qu’elle inclue les raisons de leur engagement et de leur persévérance.

Le pouvoir pour le pouvoir, cela n’a aucun intérêt. Mais le partage du pouvoir est une question complexe, la concentration de celui-ci ou sa fragmentation dépendent de nombreux paramètres propres à l’entreprise et des crises qu'elle traverse. Sachant que dans mon expérience, l’entreprise est en crise perpétuelle, il n’existe pas de vraie stabilité... Les pouvoirs doivent être plus ou moins concentrés ou plus ou moins partagés. Mais le débat sur le partage du pouvoir ne doit pas être personnel, il doit être étudié selon les besoins de l’entreprise.

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AGADD : Quelles difficultés rencontrez-vous aujourd'hui, sur votre marché principal et dans votre démarche singulière ?

Fohla Mouftaou : L’entreprise est toujours en crise, dans la recherche de l’amélioration de son modèle économique, dans la négociation du prochain virage. Une jeune entreprise en particulier évolue à pleine vitesse et doit chercher à négocier des passages dans des rétrécissements serrés sans ralentir, en gérant d'éventuelles pertes de ressources. Mais dès que la sortie se profile un autre rétrécissement ou un autre virage apparait : changement de stratégie, développement vertical ou horizontal…. Les difficultés sont tellement nombreuses !

Concernant le marché, la difficulté spécifique pour GKA est que l’engagement pour un plus grand respect environnemental au Bénin dépend essentiellement de la conscience environnementale du DG de l’entreprise cliente. Elle ne dépend pas, en dépit des nombreuses règlementations environnementales, de la loi et de son application. Or la conscience environnementale réelle, celle qui engendre des actions, est rare au sein des grandes entreprises béninoises, encore plus rare au sein de PME, je n’aborde même pas le secteur informel. Il nous appartient donc à nous, armés de notre seule offre commerciale, de convaincre le client que ce serait mieux pour son entreprise d’entamer une démarche qualité sur la gestion des risques environnementaux. En résumé l’écosystème est peu favorable, mais nous sommes sans doute en avance, car il n’y a pas d’autre voie. Imaginer un développement industriel sans gestion environnementale c’est commettre les mêmes erreurs que l’Europe, la Chine, etc. Je dirai même, c’est démontrer que nous sommes incapables, en tant que nation, d’apprendre des erreurs des autres.

Sur la démarche, les difficultés tiennent plus à la non-reconnaissance officielle, selon des critères précis, du caractère solidaire ou social d’une entreprise. Quand nous sommes traités fiscalement et administrativement de la même manière qu’une entreprise qui achète des pacotilles chinoises pour les revendre sur le marché national, on comprend l’ampleur de la tâche dans la reconnaissance des entreprises solidaires. Mais j’entends de plus en plus un nouveau discours qui tend à montrer que cette non-discrimination sur le type d’entreprise est illogique. GKA et quelques autres entreprises béninoises courageuses auront été les pionnières de cette évolution.

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AGADD : Le marché et les pratiques de l'économie occidentale sont profondément remis en cause en ce moment car ils génèrent des inégalités croissantes et une pression insoutenable sur les ressources naturelles. La "durabilité" des modèles économiques devient une quête. Une économie à impact positif peut-elle se développer spécifiquement en Afrique et avec quels leviers d'action ? En avez-vous des exemples ? 

Fohla Mouftaou : J’évite de tomber dans le manichéisme. A ma petite échelle, je sais que les choses sont complexes. Une grande entreprise c’est avant tout des employés nombreux, des impacts économiques directs et indirects. C’est ce que j’aime y voir mais je ne suis pas crédule pour autant : même si c’est principalement cela, ce sont aussi des stratégies financières et parfois un appétit insatiable pour le profit, très virtualisé pour l’actionnaire qui est bien loin de la réalité des impacts négatifs. Parmi ces grandes entreprises, certaines ont compris que leur existence même était menacée à moyen terme et se préparent résolument à virer de bord, mais ce sont des mastodontes, et un changement de direction prend des années. Je pense fondamentalement qu’il est STUPIDE de rêver créer le même genre de mastodonte aujourd’hui sans l’accompagner d’une vision de durabilité.

Mais si nous mettons de côté les grandes entreprises, finalement minoritaires, nous arrivons sur le sujet le plus important : les PME/PMI, celles qui constituent la valeur la plus partagée. Le défi de durabilité est leur affaire. Pour moi, ce sont elles qui doivent être contaminées par une nouvelle manière de diriger, de collaborer, de créer, de gagner, de produire sans nuire, primum non nocere, qui réalisent pleinement leur rôle, dans la création du bien-être et de l’avenir pour l’ensemble de la nation. 

Ce courant se répand déjà, c’est une trainée de poudre, une nouvelle classe d'entrepreneurs est en train de naître. Le Centre des Jeunes Dirigeants par exemple contribue au développement personnel de dirigeants pour le bien commun.

Aimeriez-vous passer un message au public de RSE & PED et notamment à celles et ceux qui se lancent dans l'entreprenariat en Afrique ? 

Pour vous, pour votre famille, pour vos collaborateurs, pour vos clients, pour vos fournisseurs, pour vos partenaires, pour la planète, pour demain, soyez ce dirigeant/cette dirigeante qui regarde les « dividendes » sociaux et environnementaux, comme il regarde le retour financier sur investissement. 

Avec toute la communauté RSE&PED, nous devons mieux mettre en valeur le dirigeant « social » ou « solidaire » pour contrebalancer les postulats qui existent. Comme les médias ont créé il y a 30 ans l’image du dirigeant de startups californiennes, « moderne, brillant et simple », il nous faut créer l’image du dirigeant « moderne, brillant, social, durable… et simple » et en faire un modèle.

 

FOHLA MOUFTAOU, ENTREPREUNEUR, DIRIGEANT DE GREEN KEEPER AFRIKA AU BENIN
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